Ce texte a été retenu parmi la liste préliminaire pour le Prix du récit de Radio-Canada 2014.
Quand j’y repense. Je n’avais que 17 ans. En ‘89. À l’été charnière entre mon secondaire V et le CÉGEP. Nous étions amoureux fous depuis l’automne ‘86. Elle signait ses lettres « À toi pour toujours, ta Héloïse ». On écoutait gaiement et naïvement Les amoureux des bancs publics de Brassens. Je n’ai jamais autant rêvé qu’avec elle. Elle serait professeure d’histoire. Je serais musicien. On ferait le tour du monde à voile avec une ribambelle d’enfants. Cinq dont Gabriel. Notre trajet était déjà tracé sur une mappemonde. On se marierait le 18 juillet 1991.
J’habitais près du métro Langelier, dans l’est de Montréal. Héloïse habitait un peu plus au sud dans un petit quartier improbable, entouré d’entrepôts, d’une base militaire, d’un dépôt de conteneurs désaffectés et de l’usine de Catelli (ça sentait souvent la sauce tomate dans son quartier). Le dépôt de conteneurs faisait bien notre affaire. On en avait squatté un que nous avions décoré de graffitis de peace and love. On passait des journées entières dans notre conteneur, à fumer, à boire et à vivre nos premières expériences à la lueur des chandelles et au son du radio-cassette qui faisait résonner du Pink Floyd dans cette grosse boîte de conserve froide et humide.
En ’88 notre relation est devenue épistolaire, le temps d’une année. J’étais allé vivre en Australie dans le cadre d’un programme d’échange. On s’écrivait des tonnes de lettres. Sans le savoir alors, notre génération produisait les derniers manuscrits d’amour d’adolescents que l’humanité allait produire. Nos lettres prenaient deux semaines à se rendre. Notre correspondance ne se limitait pas à 140 caractères, mais à mille rêves, projets et autres folies.
On s’était juré transparence et fidélité.
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L’idée m’était soudainement apparue après quelques bières alors que nous discutions de notre avenir au El-Cid en cette soirée glaciale de janvier ’89, peu de temps après mon retour au pays. L’El-Cid, c’était un bar miteux de mon quartier. À cette époque, on entrait dans ce genre d’endroit même si on avait l’air de 12 ans. On s’y retrouvait de temps en temps, elle et moi, l’hiver surtout, pour fumer, boire et rêver. Je lui avais lancé « Hélo, je m’achète une moto pis toi et moi on traverse le Canada pis on va travailler dans l’Ouest l’été prochain! »
L’idée m’apparaissait géniale car elle m’apportait enfin une lueur d’espoir pour mettre fin à mes pauvres tourments. Bien que le projet était louable et excitant, ses réelles motivations prenaient racine profondément dans mon surmoi ou un concept du genre.
Elle a embarqué dans mon projet. « Dans quatre mois on va peut-être être sur notre moto au soleil quelque part entre Montréal et la Colombie-Britannique … j’t’aime parce que t’es fou!!! » m’avait-t-elle écrit à la Saint-Valentin.
Elle n’avait pas tort. Ce projet cachait une certaine folie.
Un psychologue moindrement compétent aurait vite compris ce qui me motivait tant par ce projet. Héloïse m’avait trompé en ‘88, alors que j’étais en Australie. Elle m’avait fait l’aveu quelques jours après mon retour. Une aventure d’un soir alors qu’elle était en voyage avec une nouvelle amie, Julie, à New York. Je n’ai jamais su exactement ce qui s’était passé cette soirée-là. Deux mecs rencontrés au hasard, dix ans leur aînés. Ça se serait passé dans la chambre d’hôtel qu’elles partageaient. Je ne sais pas trop, mais ce que je m’en imaginais me rendait dingue.
La salope.
Je détestais tout ce qu’elle avait découvert et expérimenté durant mon année d’absence. Je détestais New York. Je détestais Julie avec qui elle partageait des secrets, des expériences inédites et une complicité particulière. Je détestais Elton John. Ça me tuait lorsqu’elle mettait et chantait à tue-tête I don’t wanna go on with you like that. « Ça me fait tellement penser à New York » qu’elle m’avait écrit. Moi, j’aurais voulu qu’on réécoute Rainy day woman de Dylan dans son solarium inondé du soleil éclatant d’hiver, comme on faisait en ’87.
J’avais tenté de la laisser en feignant de la mépriser, mais j’étais revenu en pleurant après deux jours. Je l’aimais si fort et j’avais tant besoin d’elle.
Ma petite loutre.
Le diagnostic aurait été trop clair. Le psy m’aurait sorti de grands termes freudiens pour me faire comprendre que j’étais jaloux maladif. Ça n’avait rien à voir avec ma naissance, mon enfance, ma relation avec ma mère ou toutes ces théories ridicules. Je ne sais pas d’où ça venait, mais ça me rendait fou de l’imaginer avec un autre. D’autres plus fêlés que moi auraient tué dans cet état. Avec ce projet de road trip, j’avais trouvé une alternative moins violente pour me débarrasser de cette pomme pourrie qui virait mes plus beaux rêves d’amour en cauchemars érotiques.
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Je m’étais acheté une Honda CX 650 d’occasion à 1600$ avec l’aide d’un prêt sans intérêt de mon père. On avait réussi à convaincre nos parents de nous laisser partir. Dans mon cas, ça avait été plus facile que je le pensais. Trois de mes frères avaient eu des motos avant moi. Mon père aussi, dans sa vingtaine. De son côté, Héloïse avait dû jouer la carte du « J’ai maintenant 18 ans, vous ne pouvez pas m’empêcher de partir. »
Nous sommes partis le 11 juin. La moto était chargée à bloc avec des sacoches de chaque côté sur le point d’exploser, une montagne de sacs sur le support arrière comme sur un autobus africain, une autre sacoche sur le réservoir et nos sacs à dos. Une CX 650 ce n’est pas tout à fait une Gold Wing. Ce chargement ridicule déstabilisait la moto. En conduisant, je devais retenir le guidon de toutes mes forces pour empêcher la roue avant d’osciller et faire trembler la moto comme une machine à laver.
On se rendait à Kananaskis, au pied des Rocheuses en Alberta. On avait déniché un travail d’été dans un hôtel de luxe. On prenait une pause tous les 100 kilomètres pour se dégourdir, manger un morceau et fumer une clope. À force de combattre le vent, j’avais développé un cou de buffle. L’après-midi, c’était immanquable, Héloïse s’endormait, le casque appuyé contre mon sac à dos. Elle plantait des clous en se balançant la tête de droite à gauche. J’essayais tant bien que mal de la réveiller en lui assenant des coups de coude dans les côtes, mais aussitôt que je lâchais la main gauche, la moto se remettait à vibrer comme une folle. C’est un miracle qu’elle ne soit pas tombée en cours de route.
On a fêté mes 18 ans quelque part sur le bord du lac Supérieur, confiné dans une minuscule tente sous une pluie battante à manger des tartines au beurre d’arachide. Le plus bel anniversaire de ma vie. J’étais guéri, heureux. Il n’y avait plus aucune menace, plus personne pour se placer entre nous. Tout ce que l’un vivait, l’autre, et uniquement l’autre, le vivait simultanément. Devant nous s’étendait notre futur aussi beau et long que la transcanadienne. La traversée du pays fut extraordinaire.
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On détestait notre travail. Elle était femme de ménage. J’étais plongeur. Puis, on s’était fait quelques amis. La jalousie m’avait rattrapé, surtout lorsque nos horaires n’étaient pas identiques. La paranoïa me reprenait lorsque je l’imaginais avoir du plaisir avec d’autres alors que je récurais jusqu’aux petites heures les foutues casseroles. Je me remettais à imaginer des scènes grotesques de ce qui avait pu se passer dans cette chambre d’hôtel de New York. À l’époque, ça ne m’excitait pas du tout de m’imaginer ce genre de chose. Je redevenais dingue. Après deux semaines de ce calvaire, je ne pensais qu’à fuir plus loin encore.
Je l’ai convaincu de démissionner sur-le-champ sous le prétexte que le travail était insupportable. Le lendemain, on reprenait la route plus vers l’Ouest, de l’autre côté des montagnes, vers la Colombie-Britannique.
On s’est trouvé un emploi dans un verger près de Vernon. Il fallait désherber dix-millions d’hectares de jeunes pousses à la ratissoire. Ça nous donnait un mal de dos terrible. Le travail au champ sous le soleil de plomb était monotone et ardu, mais on était heureux là. Il n’y avait que nous deux dans ce verger. On travaillait toujours ensemble, sur le même horaire, à deux mètres l’un de l’autre tout au plus. On parlait sans arrêt, de Borduas, de Barthes, de Baudelaire, de notre avenir. On vivait à même le verger. Le propriétaire nous avait laissé le droit d’y piquer notre tente. On gambadait nu dans le verger. On se lavait à même le robinet de jardin. On faisait l’amour au soleil. Je serais resté là vingt ans à désherber avec elle.
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Il a fallu revenir à la fin de l’été pour l’école et tout. Au retour, la jalousie que je pensais avoir laissée à 5000 kilomètres de là m’avait rattrapé à 100 à l’heure.
Un jour, exaspérée, Héloïse m’a crié « Reviens-en bordel! Toi aussi, tu m’as trompé là-bas. Merde!!! ». C’était vrai, mais ce n’était pas pareil, enfin, pas vraiment pareil.